L’éclairage était parfait, une belle lumière de fin de journée entrait par la vitrine. Le comptoir était propre et rendu mat pour l’occasion. Le sujet était immobile – comment aurait-il pu en être autrement?- La focale est à point, le foyer est ben beau, j’appuie sur le…
"Les tomates étaient pas ben belles cette semaine…"
"C’est pas grave, Georgio, je vais les retoucher après."
"Ça va tu encore avoir l’air de vraies tomates?"
Je réponds pas. Pas parce que je suis insulté, pas parce que Georgio m’énerve. J’ai juste pas le goût. Georgio poursuit.
"Je savais même pas que t’étais photographe. Si Miguel m’avait pas dit que c’était toi qui avait pris ses photos de mariage, je l’aurais jamais su." Georgio prend une pause, alors que je m’apprête à prendre pose. "C’est le baptême de ma petite-fille au printemps, veux-tu que je parle de toi à Carmella?"
"J’étais photographe, Georgio. Ton club sandwich, c’est mon dernier contrat. D’ailleurs, y commence à se défaire ton club."
Je prends la bouteille de fixatif et je commence à vaporiser le tout. Je vois le choc sur le visage de Georgio, comme si j’avais d’un coup de ciseau coupé la queue de cheval de sa plus jeune.
"C’est pour la consistance, Georgio."
"Y a jamais personne qui s’est plaint. Sont bons en criss mes clubs."
"Oui, mais celui-là, c’est pas important qu’y soit bon, faut qu’y soit beau, faut qu’y ait l’air bon. La photo va être dans vitrine. C’est ce club là qui va faire entrer tes clients en dedans."
"J’espère, criss. Depuis que l’usine en face a fermé, j’ai de la misère à boucler mes mois. C’est pas les acheteux de condos qui mangent din casse-croûte."
Il est inquiet Georgio. Je le comprends. Je tourne ça à la blague.
"Regarde moi pas d’même, Georgio, j’ai pas les moyens de m’acheter un condo."
Georgio fait un petit sourire. Je réussis à prendre quelques clichés, mais pas du sourire, du sandwich.
Georgio reprend.
"Pourquoi tu seras pu photographe?"
"Je me suis pris une job d’agent de sécurité à temps plein. Le reste du temps sera consacré à oublier mon choix."
"Où ça?"
"Aux Galeries d’Anjou."
"Ah… on va jamais là."
"C’est pas grave, Georgio. C’est tellement pas grave."
Je sens une émotion qui veut m’étrangler, mais je fais comme si de rien n’était et je continue. D’ailleurs, les frites commencent à ramollir.
