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Tous les textes, sauf indication contraire: © Jean Robert Bourdage 2012 - 2019

19.10.11

Les choses allaient plutôt bien pour le sergent détective Kwasniewski; la criminalité était en baisse depuis trois années consécutives, surtout du côté des crimes violents; le lieutenant Bowman risquait fort d’être promu, ce qui pavait la voix au sergent  «Kwas» pour le poste de lieutenant. Ce n’était pas garanti, mais il avait l’expérience, la compétence, et, élément non négligeable, il avait le respect de ses collègues et supérieurs.


Ceci dit, il n’était pas pressé. Il aimait être sergent détective. C’était un homme de terrain. Il n’aimerait certainement pas être sergent détective dans une ville comme New York ou Chicago, mais le Rhode Island n’était justement pas New York ni Chicago, et il en remerciait le ciel chaque jour. Ce n’est pas qu’il déteste les grandes villes en soi, mais il était persuadé que de pratiquer le métier de policier dans une métropole ne pouvait que vous saper le moral jusqu’au jour de votre retraite. Bien sûr, certains de ses prédécesseurs aimaient ressasser le passé avec des histoires de crimes sordides, mais le sergent Kwas était persuadé que ses crimes étaient grandement exagérés. Il en avait acquis la certitude lorsqu’il avait personnellement vérifié les archives.


Ça ne le troublait pas autant que d’habitude ce matin de se rendre à la morgue. Le ciel était d’un gris colérique et il préférait nettement être à l’intérieur avant que l’orage n’éclate. Et puis il s’agissait sûrement d’un suicide ou d’une mort accidentelle; les statistiques étaient de son côté lorsqu’il était question de décès d’itinérants. L’homme avait probablement trop bu et fait une chute mortelle en tombant du toit de l’entrepôt désaffecté où on a trouvé le corps. Le détective Oswald avait passé une partie de la nuit à fouiller l’édifice en question. L’excès de zèle d’Oswald faisait toujours sourire le sergent Kwas. Il prendrait plaisir à lire tous les détails de son rapport à son retour au bureau, et probablement que vers 17h tout serait réglé et qu’il pourrait aller prendre une bière avec ses copains, au pub, comme tous les vendredis. La vie policière du sergent Kwas devenait étrangement confortable, et ce concept lui trottait souvent dans la tête, comme si c’était quelque chose qui ne devait pas être.


Une fois arrivé à la morgue, il se dirigea vers la salle d’autopsie, où le docteur Lescault l’attendait. Lescault semblait perplexe. Le sergent Kwas se doutait que l’histoire ne serait pas aussi simple qu’il l’avait souhaitée et appréhendait les premières paroles du médecin légiste. D’autant plus qu’il n’avait jamais pu le blairer, lui et son absence de sens de l’humour. Les gens sérieux l’énervaient. Le sergent Kwas avait aussi appris un jour que Lescault ne supportait aucun type de musique, et ça le rendait socialement suspect à ses yeux. 


Kwas soupira. «Alors?»


«Rien de très compliqué», dit Lescault avec son sourire le plus condescendant. «Votre homme est mort hier soir quelque part entre 22h et 1 heure du matin. Aucun papier d’identité. Aucune clé. Il avait sur lui 17$ et une carte banquaire. Une banque canadienne. Il nous faudra un peu de temps, à cause de la bureaucratie, pour savoir qui est le détenteur de la carte. Maintenant, j’aurai besoin de faire des analyses plus poussées pour établir avec certitudes la cause de son décès.


Kwas était surpris. «La chute ne l’a pas tué?»


«Non, l’hématome et la fêlure sur son crâne sont post mortem. Il était déjà mort lorqu’il a fait sa chute.» Lescault pouvait lire la déception sur le visage de Kwas  et savourait ce moment. «Il avait aussi ce document sur lui, collé à même la peau de son ventre, avec du ruban adhésif». 


Lescault remis à Kwas un document écrit à la main, dans une enveloppe de plastique translucide. C’était plutôt volumineux, une centaine de pages au moins. Kwas jeta un coup d’oeil vers le corps, sur la table d’autopsie. L’homme était de grande taille avec un physique de videur de boîtes de nuit.


«Plutôt bien nourri pour un itinérant, non?» dit Kwas.


«Plutôt. Sans doute un bohème, ou un malade psychiatrique qui a échappé au système.» dit Lascault. Kwas nota tout le jugement du monde dans la façon dont Lascault prononça le mot «système». «Ceci dit, son taux d’alcoolémie est faible. Il consommait, mais pas de façon maladive. Aucune trace de drogues dans le sang».


Kwas nota aussi que l’homme sur la table d’autopsie était sale, mais pas d’une crasse accumulée par manque d’hygiène personnelle. Une saleté récente.


«Merci Lascault». Et Kwas quitta la salle d’autopsie, sans attendre les salutations de Lascault, car elles ne venaient pas toujours.


Le sergent Kwasniewski rentra au bureau. Et bien qu’il dû se rendre à l’évidence qu’il ne serait pas au pub à 17h avec les copains, il était tout de même satisfait que l’orage fût passé alors qu’il était à la morgue. Pour aujourd’hui, il se contenterait de cette petite victoire.

Avant