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Tous les textes, sauf indication contraire: © Jean Robert Bourdage 2012 - 2019

6.4.12

L'entonnoir, avril 2012

L'Entonnoir (groupe d'écriture mensuel)

Tu regardes l'album photo et tu ne ressens rien. Tu es né le 15 juillet 1964. Tu n'as évidemment aucun souvenirs de cette journée. Mais tu l'acceptes comme vérité. Tu n'as aucun souvenirs de ce jour, et ça ne te surprend guère, mais ce qui te surprend, c'est qu'il faudra attendre 5 ans avant que ton premier souvenirs apparaisse, flou, très flou, un pot de peinture qui se renverse sur ta tête, la peinture qui recouvre entièrement ton visage et une partie de ton corps. Tu ne te souviens même pas de la couleur. Blanche, tu supposes. C'était à l'appartement où tu as grandi, dans un quartier ouvrier de Québec; un petit quadrilatère isolé du reste de la ville, trois rues horizontales, deux rues verticales. Un immense monastère franciscain d'un côté, une école dirigée par des religieuses de l'autre. Un boulevard que tu n'as pas le droit de traverser devant, et le cap donnant sur la basse-ville derrière, avec l'horizon. Tu aimes l'horizon. Ta maison est sur le bord du cap.

Tu as beau regarder ces photos d'avant ce souvenirs, tu as beau reconnaître les gens sur le portrait, rien de l'entourage ne t'est familier. C'est une autre maison. Qui devait être la tienne, avant. Tu regardes une photo de toi et ton père, où tu lui prends le bras, assis autour de la table à manger, et il te sourit. Il y a un gâteau d'anniversaire sur la table, et même ça, ça ne te dit rien. Tu en conclus tout de même que ce doit être le tien, puisque c'est l'été, puisque toi et ton père êtes en manches courtes, et que son anniversaire à lui est en novembre.

Le prochain souvenirs qui t'apparaît n'est pas en photo, lui non plus. Il se passe ailleurs, au chalet, à Cap Rouge, à l'époque où Cap rouge n'était qu'un terrain de golf et des chalets. Ce souvenirs est encore une fois une mésaventure; tu t'es pendu, accidentellement, après le cordon qui allume l'ampoule au plafond. Tu ne voulais pas mourir, tu n'as jamais voulu mourir, mais tu étais curieux. Ta mère t'a décroché. Tu as porté la marque du cordon autour de ton cou pendant des jours. Tu avais 5 ans, tu crois. Ce doit être ça. Tu te souviens de la panique de ne plus pouvoir respirer, du cordon qui entre dans ta chair. C'est lointain, mais tu te souviens, c'est moins flou, du moins.

Et ensuite, tout s'embrouille; des tas de souvenirs mais dans le désordre, comme un casse tête éparpillé sur la table de jeu. Tu as saisi les morceaux qui le délimite, tu as construit le cadre, mais pour ce qui est du reste, ce ne sont que des ilôts épars de morceaux assemblés, flottants sur la table, un vide circonscrit.

C'est ta vie, là, sur la table de tes pensées. Tu t'appelles Benjamin Smith. Tu dis que tu t'appelles Benjamin Smith, mais ce n'est pas ton vrai nom. Puisque tu as décidé de tout remettre en question, tu as aussi mis ton nom en suspend.

Tu hésites à mettre de l'ordre dans tout ça. Je te comprends, la tâche semble immense. Tu hésites. Peut-être vaut-il mieux de continuer d'avancer, simplement, jusqu'au jour où tout s'arrête. Une vie linéaire, comme les chronologies des livres d'histoire. Il y a tellement d'histoires, et tellement de gens pour décider de ce qui restera, et de rejeter l'ordinaire. Peut-être à force de rejeter l'ordinaire devenons-nous esclaves de la nouveauté, des bouleversements, du merveilleux et de l'horreur. Et pourquoi pas l'ordinaire?

Ok, tu es Benjamin Smith. Je te l'accorde. Tu es ordinaire. Tu as une vie ordinaire, tu manges de la nourriture ordinaire, tu as des loisirs ordinaires. Tu n'as pas découvert d'étoiles, tu n'as pas exploré la forêt amazonienne, tu n'as pas libéré Algers, tu ne trouveras pas de remède contre le cancer. Une vie ordinaire, simple, puis mourir doucement, un jour, dans des circonstances banales.

Si c'est ce que tu veux, alors oui, tu es Benjamin Smith, et tu poursuis ton chemin, en marchant doucement, sur un sentier battu. Mais combien de temps te mentiras tu à toi-même? Tu es Jospeh, tu devais être Joseph, mais une faute de frappe sur ton baptistère en a décidé autrement. Tu es Jospeh, une faute née d'une faute, et il faudra que tu te réveilles un jour; tu as 47 ans, et tu attends encore que ta vie commence.

Avant