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Tous les textes, sauf indication contraire: © Jean Robert Bourdage 2012 - 2019

13.7.11

Itinérance


Ce n’est pas comme si je ne les avais jamais vus. Ce n’est pas comme si je ne faisais que les ignorer. Les itinérants ont simplement peu fait parti de mon paysage avant l’âge adulte.
À Québec, ils étaient peu nombreux, et ceux qu’il y avait se tenaient toujours dans les alentours de la vieille gare -superbe immeuble inutile à l’époque- simplement parce que c’était tout près de l’Auberivière, l’organisme local qui vient en aide aux sans abris, et qui les héberge; les hivers sont rudes à Québec, et survivre dans la rue tient du miracle.
Je me souviens cependant d’un jeune homme. En fait, je me souviens de lui avant qu’il ne devienne itinérant. Il marchait tous les jours, à la sortie des bureaux, sur le chemin Ste-Foy, dans le quartier Montcalm, et se dirigeait chaque fois vers la rue St-Jean, c’est le plus précis que je puisse être. Si je me souviens de lui, c’est à cause de son pas rapide, de son veston cravate qui semblait en contradiction avec ses cheveux très longs et raides et ses lunettes rétros. Il lui arrivait souvent de se mettre à parler à voix haute, en s’adressant à personne et tout le monde en même temps. Il parlait anglais, ce qui était peu commun. Et à l’entendre on savait que c’était sa langue maternelle. Je ne comprenais pas ses propos. Les gens le tournaient souvent en ridicule. Moi, il me faisait sourire. Il faisait partie de mon folklore. Il n’était jamais violent ou insultant; il haranguait seul et fort.
Je l’ai perdu de vue pendant longtemps, jusqu’à ce que je devienne un jeune adulte. Je l’ai revu passer un soir d’été, très tard, sur le même chemin Ste-Foy, tout près du dépanneur 24h, où j’avais pris l’habitude de me tenir avec des copains. Ce soir-là j’étais seul. Je le regardais avancer. Il ne portait plus de veston cravate mais un jeans et un t-shirt. Ses cheveux étaient sales. Il était sale. Un verre de ses lunettes était cassé. Il marchait beaucoup moins vite qu’avant. Il parlait maintenant tout bas, peut-être à lui-même. Il m’a regardé. Je lui ai donné la moitié de mon sandwich. «You’re a good man» qu’il m’a dit. Puis j’ai compris dans son délire qu’il avait tout perdu, sans que je sache ce que «tout» était. Puis il est reparti. Je ne l’ai plus jamais revu. 
***
Un peu avant cette nuit d’été, quand j’étais en secondaire IV, j’avais un petit emploi à temps partiel. Juste en face de l’école, il y avait une arcade avec une table de billard. C’était avant qu’on interdise ce genre d’établissements à proximité des institutions scolaires. Je donnais la monnaie à ceux qui venaient jouer à Pac Man, Asteroids, Zaxxon et autres. L’endroit était tenu par un petit homme d’une trentaine d’années, cheveux mi-longs, petite barbe blonde, bottes à talons et des bagues dorées pleins les doigts. Il gérait l’endroit avec sa copine, qui semblait un brin plus âgée que lui. Il était un patron loyal, mais pas particulièrement sympathique; cela devait venir du fait qu’il avait le verbe direct et le ton sec. Il jouait très bien au billard. J’aimais particulièrement sa façon de tourner autour de la table avant de jouer, avec la pointe de sa baguette toujours en appui sur le rebord. Comme si chaque partie était un duel entre lui et la table, et qu’il devait constamment surveiller son adversaire.
C’est curieux comme je ne parviens plus à me souvenir de son nom aujourd’hui. Pierre? Ce sera Pierre pour ce récit. Après quelques semaines à l’emploi de cette arcade, je me suis pointé au travail un soir, et il n’y avait que la copine sur place. Elle m’a regardé et elle m’a dit «Pierre ne viendra plus. On ferme demain.»
***
Nous sommes treize ans plus tard, je vis à Montréal. J’étudie à l’UQAM, et je fais la fête. Beaucoup. Un soir de février assez bien arrosé, je descends l’escalier du Dogue, boîte de nuit douteuse des années 90, et je vois un itinérant au bas de l’escalier, sans doute en train d’essayer de se réchauffer. C’est un petit homme, cheveux mi-longs, barbe blonde. Il est complètement allumé. Je reconnais Pierre. Je m’approche de lui et je lui parle de l’arcade. C’est un souvenir lointain pour lui. Flou. Avant le début de sa parenthèse de vie. Il ne se souvient pas de moi. Il parle fort. Il rigole pour des riens. Je suis fauché, je lui donne le reste de ma monnaie. Il disparaît dans le froid.
Le choc que ça m’a fait. Je n’ai jamais considéré les itinérants comme des figurants de ma vie, mais pour la première fois, j’ai aperçu une trajectoire. J’ai vu la débarque. Et je me suis soudain rappelé du jeune anglophone de Québec.
Depuis ce jour, j’ai beaucoup plus d’humanité envers ces gens, mais en même temps, j’ai développé une grande peur de la trajectoire. Alors je me tiens loin. Un froussard.

Avant