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Tous les textes, sauf indication contraire: © Jean Robert Bourdage 2012 - 2019

7.2.12

Texte avec séquence de mots imposés (caractères gras)

LA DETTE


Je m’étais toujours dit que jamais je ne devrai quoi que ce soit à Lalancette. C’est un dangereux, et de dire que ses méthodes sont brutales est un euphémisme. J’opérais discrètement alors que lui et sa bande vivaient de rapines, extorsions et pillages. Sa tête était mise à prix, pas la mienne. Mis à part quelques malfrats et revendeurs, Paris ignorait tout de mon existence. Je ne pouvais pas savoir qu’il s’agissait de sa tante! J’ai retourné la montre et les bijoux, aussi discrètement que je les avais dérobés. Mais non, pour Lalancette, ça ne suffisait pas. Il en allait de son honneur. Le mot m’aurait fait rire si ce n’était que Jorge, son coupe-gorges de service, ne me pointait sa lame sous le menton.

Me voici donc, quatre jours plus tard, dans ce fiacre, en direction de la ville de ma naissance -ville qui en fait n’est qu’un bourg, mais voilà, mes ex concitoyens sont fiers, que voulez-vous - en train de répéter mon rôle, déguisé avec mes plus beaux habits de gentilhomme; je serai Gaspard Cointreux, de la firme du même nom, en visite d’affaire afin d’évaluer la collection familiale de bijoux d’Armand DuMoucher, nobliau en mal de liquidités et propriétaire, sans le savoir, d’une broche en or ayant jadis appartenue à Louis XVI, alors qu’il avait encore toute sa tête, broche dont je devrai le soulager.

Je chasse de mon esprit les circonstances qui m’ont amené à venir ici, car elles me mettent dans une humeur exécrable et il me serait donc impossible de jouer convenablement mon rôle sans éveiller de soupçons.

Je me suis arrangé pour partir en fin d’après-midi, afin de m’assurer d’arriver à destination en soirée. Je passerai la nuit chez mon hôte, et l’évaluation n’aura lieu qu’au petit matin. Si tout se passe comme prévu, lorsque DuMoucher se réveillera, je me serai déjà éclipsé avec mon butin.

Je descends donc du fiacre, portant moi-même ma mallette (elle ne contient que des outils de cambrioleurs) et je cogne à la porte. On m’ouvre et je me présente. La soubrette à moitié endormie me conduit jusqu’à l’antichambre, où elle me demande d’attendre. Je visualise l’endroit. Orgon, un lointain cousin habitant la ville, tire-laine de profession, connaissait l’endroit et m’en avait fait une description détaillée.

Un bruit de pas dans l’escalier central me ramène à la réalité. Un laquais à la livrée riche mais passablement usée, vient à ma rencontre.

«Ah! Monsieur Cointreux! J’espère que vous avez fait bonne route. Monsieur DuMoucher vous prie de bien vouloir l’excuser de ne pouvoir vous accueillir personnellement, sa femme est souffrante... encore... hélas... oui. Laissez moi donc vous conduire à votre chambre. Monsieur se joindra à vous pour le petit déjeuner.»

Je me suis donc mis à suivre cet homme qui avait la faculté étonnante de pouvoir tenir une conversation à lui tout seul, tout en notant la sonorité du plancher et le mouvement des divers membres du personnel. Il s’arrête devant une porte, l’ouvre et me fait signe d’entrer, en souhaitant que tout soit à ma convenance. J’examine la chambre, une pièce aux dimensions modestes, sobrement meublée, et dont la fenêtre donnait sur la ruelle adjacente.

«C’est parfait!» lui dis-je, avec peut-être un peu trop d’enthousiasme.

L’homme fait une moue qui doit probablement faire office de sourire et part, en refermant la porte derrière lui. Je dépose ma mallette, je retire mon manteau et je m’allonge sur le lit, position idéale pour réfléchir. Je devrai attendre quelques heures avant de remplir ma mission, question de m’assurer que toute la maisonnée soit profondément endormie. Je souris. Comme commencement, on a déjà vu pire. Et si tout se passe comme prévu, je m’acquitterai de ma «dette» envers Lalancette sans trop de problème. Je prends un papier et une plume et je trace un plan de la maison, telle que me l’a décrite Orgon. Je décide du chemin à prendre. Je crois que j’arriverai à me rendre à la voûte sans trop de mal, en évitant les appartements des domestiques (on ne sait jamais trop ce qu’ils font la nuit ceux-là). Je sors de ma mallette mes chaussures à semelle d’éponge, de conception personnelle -j’en suis plutôt fier- et je me chausse, précaution plus que nécessaire. Je prends aussi un sac rempli de chiffons et les différentes pinces, clés et tiges de mon équipement de cambrioleur. Je laisse passer encore une heure et je me mets à la besogne.

Tout va bien, le corridor est vide. Il en est de même pour l’escalier et le hall. Je trouve sans mal la porte dérobée qui mène à la voûte (Merci Orgon), et je descends quelques marches, et je referme la porte derrière moi. J’attends quelques secondes que mes yeux s’habituent à la pénombre et je poursuis ma descente. Une fois arrivé dans l’unique pièce, j’arrive à discerner le petit coffre encastré dans le mur de pierre. Je me dirige vers celui-ci lorsque j’entends un bruit de porte qui s’ouvre et je devine une lueur venant de l’escalier!

Un piège! On veut me prendre sur le fait! Je me suis jeté tête première dans une souricière! Je maudis Lalancette pour cette habile vengeance, quand, pensif, je me dis que tout ceci est bien trop élaboré pour cette brute. Puis une voix, grasse et au ton bon enfant, me rassure immédiatement.

«Je n’en ai que pour quelques minutes, Nénette. Je veux simplement m’assurer que tout est en place pour Monsieur Cointreux demain matin.»

Sans mouvement brusque, je me dirige vers l’immense armoire de bois et me faufile derrière. Un homme gras, aux joues rougies, avance lentement à la lumière d’une lampe vers la grande table au centre de la pièce. C’est DuMoucher. Il avance avec une certaine difficulté, sans doute à cause de sa goutte (autre détail fourni par Orgon; il serait devenu un criminel respectable si son amour du vin ne lui avait donné la tremblotte). Et quelle n’est pas ma surprise de voir le nobliau ouvrir le coffre, en sortir tout le contenu, et le disposer bien à vue, sur la table. J’en suis presque déçu. Moi qui me suis mis à la cambriole pour le sport.

Péniblement, DuMoucher remonte l’escalier, sort et referme la porte, me replongeant dans une quasi obscurité. J’attends quelques secondes à nouveau et je me dirige vers la table. Je dépose presque la totalité du contenu du coffre dans le sac, en prenant soin d’entourer chaque pièce d’un morceau de chiffon, sauf pour la fameuse broche, que je glisse dans la poche de ma veste. Une fois l’opération terminée, je remonte l’escalier avec prudence et après m’être assuré que la voie est libre, je retourne dans ma chambre.

Rapidement, je redeviens Gaspard Cointreux. Je dépose chaussures, équipement et butin dans ma mallette, sauf pour la broche que je conserve précieusement sur moi. Lentement, très lentement, j’ouvre la fenêtre qui donne sur la ruelle et je grimpe sur le toit.

Ce que je vois dans la ruelle est un véritable rassemblement d’ivrognes, de femmes de peu de vertu et de leurs clients potentiels. Je reste dans la pénombre et j’amorce la descente du mur. Me voilà au sol, personne ne m’a vu...

Merde! Une jeune brunette au sourire narquois vient de m’apercevoir. Elle jette un coup d’oeil à la fenêtre restée ouverte et se dirige vers moi.

«Tiens, tiens» me dit-elle. «Voici donc un gentilhomme qui s’en va tromper sa belle»

Elle sourit de plus belle, tout en continuant d’avancer. Elle a un corps fait pour l’amour et ses yeux pétillent d’une ardente lubricité. 

«Du tout, madame.» je lui réponds. «Je cours la rejoindre. C’est que mon père, fervent catholique, veut me garder puceau jusqu’à la noce».

Je fais un pas vers la rue pour rejoindre mon fiacre. Je dois être déjà loin lorsque DuMoucher constatera ma disparition. La brunette me bloque le chemin en collant sa poitrine contre la mienne. Elle me fixe du regard.

«Je sais reconnaître un puceau, monseigneur, et vous n’en êtes pas un.» Murmure-t-elle.

Son haleine même a de quoi aviver tous les désirs. Comme il serait facile de succomber.


Elle poursuit: «Passez la nuit avec moi, et je vous apprendrai des choses dont votre belle vous sera éternellement reconnaissante. Mon nom est Stella.»

Dans un moment de délire, je pose mes mains sur ses hanches et je regarde en direction du fiacre.

«Malheureusement, je suis attendu.» et je la repousse délicatement, plongeant une dernière fois dans son regard. Elle fait une petite mine déçue, ce qui la rend encore plus désirable. Elle me baise la joue. «Adieu, alors» dit-elle.

Je lui souris et je me dirige vers le fiacre. J’y monte et fait un clin d’oeil au cocher, signal convenu que tout s’est bien déroulé, et nous nous dirigeons dans la nuit, vers Paris.

Je sors une flasque et prend une gorgée de cognac. Je me détends. Une fois les limites de la ville loin derrière nous, j’inspecte sommairement le contenu de ma mallette. Rien de bien grande valeur. Ce DuMoucher n’y connaît rien en joaillerie.  Je sors la broche de la poche de ma veste et .... Je l’avais pourtant mis dans cette poche?!? À moins que ce ne soit celle-ci? Non. Mais qu’est-ce que c’est que cette carte? Je sors de ma poche une carte de visite sur laquelle est écrit à la main:

Cousin Orgon vous salue.
Vous auriez dû passer la nuit avec moi
Stella. xx

Avant