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Tous les textes, sauf indication contraire: © Jean Robert Bourdage 2012 - 2019

4.12.11

Jeanne la muette

(texte inspiré de la toile "Le Cri" d'Edvard Munch)



Elle n’était pas jolie. Elle n’était pas gentille. Elle ne cherchait pas à plaire. Elle était là, depuis bientôt vingt ans. Personne ne se souvient vraiment comment elle est arrivée, mais elle s’est rapidement imprégnée dans le décor, et elle fait maintenant partie intégrante du paysage du quartier.

Elle n’a jamais poussé un son. Elle n’esquissait jamais un sourire. Son visage était neutre. Elle ne travaillait pas. Elle ne demandait pas la charité. Personne ne savait de quoi elle vivait. Elle habitait une minuscule chambre au dessus de la vieille étable, dans la cour intérieure de l’ancien monastère. Elle ne priait pas et n’entretenait que des relations polies avec les religieuses de l’endroit.

Elle s’habillait sobrement. Ses vêtements étaient usés, mais toujours propres. Elle se tenait toujours légèrement courbée, et longeait les murs en se déplaçant. Elle passait souvent inaperçue.

Mais ces dernières semaines, quelque chose avait changé; elle avait troqué ses vêtements pour des habits d’homme, une veste noire, un pantalon. Et elle se tenait maintenant toute droite, et marchait en plein milieu de la rue. 

Il y a quelques jours, elle s’est complètement rasé la tête. Elle devenait franchement laide. Les bonnes gens qui la regardaient jadis avec le sourire, lorsqu’ils la remarquaient, affichaient maintenant mépris et méfiance. Les rumeurs allaient bon train. J’ai même vu un gamin lui lancer un objet par la tête l’autre soir, en lui criant des insultes, en exigeant qu’elle parte. Elle dérangeait maintenant, bien que je ne l’ai jamais vu manquer de respect à qui que ce soit. Pourtant elle ne laissait toujours rien trahir sur son visage... jusqu’à hier soir, au bord du canal, alors qu’elle marchait devant moi. Le coucher de soleil était magnifique, et les éclats orangés du couchant déteignaient sur les maisons de briques du vieux quartier. 

Je marchais derrière elle, séduit par cette lumière jusqu’au moment où Jeanne s’arrêta net. Elle se raidit brusquement, comme quelqu’un qui voit la Mort. Elle porta ses mains à son visage qui n’était plus qu’une bouche béante, exprimant l’épouvante. Je n’ose imaginer le son qui aurait pu en sortir. Je ne voyais rien d’anormal, rien qui puisse ainsi terrifier quelqu’un. Elle restait là, complètement figée, comme si elle venait de réaliser l’horreur du monde. Elle hurlait en silence le massacre des Innocents, les Croisades, la peste noire, les guerres. Elle hurlait pour les sorcières sur les bûchers, les hérétiques, les Juifs spoliés, la terre qui tremble, les marins perdus en mer. Elle hurlait pour les morts. Elle hurlait en silence, son visage complètement déformé par la Douleur. Et je me suis soudainement demandé si tout le canal ne suivait pas l’onde de son cri.

Les gens passaient, la regardant. À voix feutrées, certains évoquaient la folie, d’autre le grand mal, un vieil homme parla même du Diable. Les parents couvraient les yeux de leurs enfants.

Jeanne criait sans fin. Comme si elle refusait désormais d’avancer tant qu’elle ne serait pas entendue. 

L’horreur et l’impuissance, deux jumelles perfides.

1.12.11

Ma vie est un zèbre noir à rayures blanches. J'aimerais que ce soit l'inverse.

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